Le temps des croisades est une période clé dans l’histoire du Moyen-Orient et de l’Europe : c’est le moment où, sur le mode de l’affrontement, s’établissent les premiers contacts entre les habitants de ces deux mondes.
Pourquoi les croisades ont-elles eu lieu, comment se sont-elles déroulées, quels étaient leurs enjeux et quelles conséquences ont-elles eu dans les relations entre l’Europe et le monde arabe ; enfin, quelles traces ont-elles laissé dans la mémoire collective, ce sont des questions auxquelles il faut chercher à répondre.
Les croisades ont pour origine la prédication du pape Urbain II à Clermont-Ferrand, le 27 novembre 1095, qui appelle à la mobilisation de la chrétienté pour délivrer la Terre Sainte des musulmans – et particulièrement Jérusalem, ville-symbole où le Christ est mort et ressuscité.
Cet appel se situe dans la logique d’une reconquête chrétienne des terres perdues face aux Arabes ; toutefois, la Syrie-Palestine ne se trouve pas dans ce cas de figure, puisqu’elle n’a jamais été un territoire chrétien. L’appel d’Urbain II se fonde d’abord sur la volonté de délivrer les « frères d’Orient », c’est-à-dire les chrétiens qui vivent en terres d’islam – volonté justifiée par les conquêtes récentes des Turcs Seldjoukides, qui contrôlent l’ensemble de l’Orient musulman à l’époque, sur les terres de l’Empire byzantin chrétien. Urbain II souhaite également une union de toute la chrétienté pour qu’elle arrête de s’entre-déchirer, et utilise en ce sens le thème du pèlerinage armé.
Mais la situation n’est pas aussi simple, puisque les divisions sont à la fois profondes et nombreuses tant au sein de la chrétienté que de la communauté musulmane. Le pouvoir seldjoukide sur l’Orient n’est pas un pouvoir centralisé : il est constitué d’une multiplicité d’émirs et de sultans qui se livrent de constantes guerres d’influence.
La prise de Jérusalem en 1099, sous le commandement de Godefroi de Bouillon, installe durablement les Francs en Orient – on a vu que de nouveaux États étaient créés, qui perdureront jusqu’à la fin du XIIIe siècle. La Syrie passe alors sous domination chrétienne, à l’exception des émirats d’Alep, de Damas et de Mossoul. Mais il n’y a pas, ou presque, de période de trêve dans l’histoire des croisades : dès 1113, une tentative de contre-croisade est menée par le représentant du sultan de Perse, Maudoud, conjointement avec l’atâbeg de Damas Toughtékîn, à la demande du calife de Bagdad. Une autre suivra en 1115. De plus, la défense des États latins d’Orient exige l’envoi de renforts venus d’Europe. En 1147, la seconde croisade est lancée à l’initiative de Louis VII de France, qui désire se rendre en pèlerinage à Jérusalem pour expier ses fautes : elle s’achève sans aucun résultat. La troisième croisade est lancée à la nouvelle de la prise de Jérusalem par Saladin (1187) : c’est celle de Richard Cœur de Lion, de Philippe Auguste et de Frédéric Barberousse, qui s’embarquent en 1189. Les combats, qui durent jusqu’au départ des Croisés en 1192, sont aussi l’occasion pour les chefs des deux camps de se rencontrer, voire d’apprendre à s’apprécier : le partage de valeurs chevaleresques communes conduit à une certaine reconnaissance, particulièrement entre Saladin et Richard Cœur de Lion, qui se rencontrent à plusieurs reprises. En effet, si Guy de Lusignan, roi de Jérusalem fait prisonnier par Saladin en 1187, est épargné et traité avec égards par le sultan, en revanche, le parjure Renaud de Châtillon, seigneur brigand qui rompt la trêve établie en 1180 par Saladin et Baudouin IV de Jérusalem, sera décapité par le sultan lui-même.
L’établissement de contacts courtois entre certains chefs francs et musulmans fait écho aux contacts qui, beaucoup plus naturellement, ont lieu depuis l’arrivée des Francs au sein des populations locales : les mariages mixtes ne sont pas la norme, mais ils ne sont pas rares ; la cohabitation sur le même territoire se fait sans trop de difficultés. En réalité, les divisions à l’intérieur même des différents camps favorise aussi les rapprochements incongrus, comme lorsque les Égyptiens avaient aidé les Francs à prendre Jérusalem aux Turcs en 1099. Si la rhétorique des textes d’époque insiste sur des différences ethniques et religieuses qui demeurent par ailleurs très ancrées dans les consciences, il semble que la tolérance ait été de mise dans la gestion des affaires locales. De plus, l’élan donné au commerce par l’installation de comptoirs vénitiens, pisans ou génois dans les États francs d’Orient favorise également les contacts, la circulation des hommes et des idées. On reste évidemment dans une logique d’affrontement, mais l’autre sert aussi de contraste et parfois, de modèle indirect : la miséricorde de Saladin envers les habitants de Jérusalem lors de la prise de la ville fait grande impression sur les populations franques – surtout au vu de la violence qui avait été déployée par les chrétiens en 1099 – et Saladin lui-même prend en exemple les Croisés pour appeler les siens au jihâd : « Regardez les Francs ! Voyez avec quel acharnement ils se battent pour leur religion, alors que nous, les musulmans, nous ne montrons aucune ardeur à mener la guerre sainte. »
Ce sont donc des relations complexes qui se tissent entre Francs et Musulmans médiévaux ; elles sont d’autant plus compliquées qu’il faut aussi prendre en compte toutes les minorités religieuses et ethniques, qui oscillent entre repli communautaire et allégeance à tel ou tel parti.
Après la troisième croisade, les intérêts politiques prennent le pas sur l’objectif religieux. La quatrième croisade, lancée par Innocent III en 1202, est déviée sur Constantinople à l’instigation des Vénitiens : la ville, pourtant chrétienne, est pillée. C’est à ce moment que les ordres militaires des Templiers et des Hospitaliers deviennent de grandes puissances financières et entrent sur la scène politique. Les États latins, dans le même temps, sont en déroute, tandis que Jérusalem est toujours aux mains des sultans ayyoubides. Après l’échec de la cinquième croisade, Frédéric II de Hohenstaufen, grand humaniste, parvient à reprendre Jérusalem, Bethléem et Nazareth par la négociation, grâce à ses liens d’amitié avec le sultan Malik al-Kâmil qui lui demande son aide contre le roi de Damas. Louis IX relance le mouvement en 1248 et marche sur Le Caire, mais l’arrivée des Mongols et la mise en place du sultanat mamelouk en Égypte balaient tout espoir franc de reprendre véritablement pied en Orient. Ils se retirent définitivement après la chute de Saint-Jean-d’Acre en 1291. Il faudra ensuite attendre l’entre-deux-guerres pour que les Européens reviennent politiquement en Orient, dans la structure des mandats de la Société des Nations.
Dans cet intervalle de sept siècles, des mythes durables s’installent d’un côté comme de l’autre, réécrivant l’histoire des croisades : là où les Occidentaux voient une magnifique union de la chrétienté sous la Croix pour délivrer Jérusalem et la Terre Sainte des infidèles, les musulmans voient une invasion sauvage et terrifiante, marquée par la cruauté : le bain de sang que fut la prise de Jérusalem par les Croisés en 1099 laisse une impression durable, bien loin des images de religion civilisée véhiculée par les missionnaires chrétiens qui envahirent nos pays au temps de la colonisation.
(1) Le terme de « Francs » (Franj ou Ifranj) est celui qui est utilisé par les Arabes et les Turcs contemporains, qui englobent sous cette désignation tous les chrétiens européens.