Connu pour ses séries de sculptures monumentales consacrées aux ethnies africaines (noubas, peuls, masaï, Zoulou), Ousmane Sow, né à Dakar en 1935 s’était aussi intéressé aux Indiens d’Amérique. C’est d’ailleurs cette dernière source d’inspiration qui l’avait fait connaître en France : en 1999, il leur avait consacré une exposition à Paris qui avait séduit quelque trois millions de visiteurs.
À 22 ans, en 1957, Ousmane Sow rejoint la France, où il multiplie les petits boulots et, sans abri, passe bien des nuits dans des commissariats où, à l’époque, il est possible de trouver refuge. « Désormais, et même s’il a ses papiers, un immigré n’ira pas demander le gîte à la police, racontait-il en riant. Cette histoire a l’air de dater de cent ans, mais elle montre bien l’évolution des mentalités… »
Devenu kinésithérapeute, il rentre au pays au début des années 1960. La sculpture l’accompagne depuis longtemps, depuis qu’il taille des morceaux de calcaire ramassés sur la plage, mais il prend son temps, rien ne presse. Quand il n’est pas content, il détruit. Quand des amis essaient de l’en empêcher et entendent récupérer l’objet de son dédain, il leur dit : « Dans ce cas-là, tu ne me verras plus chez toi. »
En 1980, travaillant la terre à sa manière, il trouve enfin son langage et s’engage corps et âme dans la période la plus créative de sa vie. Le « Nouba assis » et le « Nouba debout » inaugurent les séries qui assureront sa célébrité internationale : Nouba, Zoulou, Masaï. En 1999, l’exposition organisée par Béatrice Soulé sur le pont des Arts, à Paris, attirera quelque trois millions de visiteurs. Avec une pièce maîtresse exceptionnelle, visionnaire, La Bataille de Little Big Horn.
En forgeant dans la terre africaine la grande victoire des Sioux et des Cheyennes rassemblés par Sitting Bull et emmenés par Crazy Horse, il noue un lien profond entre les peuples opprimés, par-delà le ventre de l’Atlantique, où périrent tant d’Africains. Massives, enracinées telles des baobabs dans le sol où elles sont nées, les sculptures de Sow expriment une violence contenue, une vitalité tellurique, une puissance mêlant le minéral, le végétal et l’animal. Elles ne sont pas mortes, elles résistent au poids du ciel, s’arc-boutent, s’étreignent, s’enlacent.
Créateur solaire et solitaire habité par sa vision, Ousmane Sow ne s’imaginait pas en chef de file. « Je n’ai rien à apporter aux jeunes artistes du point de vue technique, disait-il. Je ne me permettrais pas de porter un jugement sur ce qu’ils font. Tout juste puis-je dire si ça me plaît. Je crois que seule ma démarche peut leur servir : ne pas être pressé d’arriver, ne pas dépendre d’une institution comme le gouvernement. »
Une position de retrait calculé qui, au fond, l’éloignera d’un marché de l’art contemporain qui le regardait de haut. « On n’est pas pressés, on ne se rue pas sur les trucs à la mode, et, jusqu’à présent, ça nous a plutôt réussi, poursuivait-il. Les galeristes vous demandent de créer avec une cadence qu’ils déterminent. Moi, je prends mon temps. »
Présentées en vente aux enchères en décembre 2009, seules deux œuvres originales d’une série de dix trouveront preneurs chez Christie’s (pour 100 000 et 60 000 euros). Déception ? Sans doute un peu, mais « l’anartiste » suit son propre tempo, vivant de la vente de petits bronzes et de commandes publiques pour des villes comme Genève ou Besançon, où se dressent aujourd’hui son Immigré et son Victor Hugo.
Diamniadio, près de Dakar, aura bientôt la sienne, Le Paysan, commandée par la présidence de la République. Cela aurait pu arriver avant, puisque Ousmane Sow en avait parlé à Abdoulaye Wade. Mais l’ancien président sénégalais avait préféré un style asiatique bien particulier.
« Wade m’a dit qu’il voulait faire une statue plus grande que celle de la Liberté, à New York, sans même se demander si le sol pouvait la porter, racontait-il, un brin amer. Aujourd’hui, je demande d’avance pardon aux Sénégalais pour ce qu’ils vont voir. Les Nord-Coréens sont en train d’apprendre à leurs dépens que réaliser une sculpture avec un paysage, ce n’est pas faire le portrait de Kim Il-sung ! » Ainsi est né le Monument de la renaissance, aux Almadies.
Bien que tout à fait conscient de la vanité de l’art, l’artiste sénégalais avait finalement décidé, après bien des hésitations, de faire couler en bronze certaines de ses œuvres les plus emblématiques. Il avait fait confiance pour cela à la Fonderie de Coubertin, où des dizaines d’artisans l’avaient aidé à rendre la texture de sa matière, si personnelle, avec un métal aux propriétés bien différentes.
Les fantômes de Bourdelle et de Rodin hantaient les lieux, où l’odeur de la cire chaude, la poussière de plâtre réfractaire, les étincelles des chalumeaux et le métal en fusion créaient une atmosphère de forge infernale. En démiurge attentif, Ousmane Sow présidait à la seconde naissance de ses œuvres, le geste doux, la voix grave et puissante.
À l’époque, il envisageait de bâtir un panthéon à son goût, son musée des grands hommes où il aurait placé d’abord son père, Moctar, puis tous ceux qui avaient tant compté pour lui et pour l’Afrique : Nelson Mandela, bien sûr, mais aussi Mohamed Ali, Toussaint Louverture, Charles de Gaulle, Gandhi, Rosa Parks, Martin Luther King, voire l’héroïne de la résistance en Casamance, Aline Sitoé Diatta. « Je voudrais voir ce projet réalisé avant de partir, affirmait-il. Comme je le dis souvent, il faut faire comme si l’on avait mille ans à vivre et être conscient qu’on peut mourir d’un instant à l’autre. »
Fidèle à la France, qu’il voulait généreuse et qui le fut avec lui, Ousmane s’était installé à l’Académie des beaux-arts en décembre 2013, dans la section membre associé étranger, alors que le monde pleurait le héros de la lutte contre l’apartheid. « Comme mon confrère et compatriote sénégalais Léopold Sédar Senghor, élu à l’Académie française il y a trente ans, je suis africaniste, avait-il alors déclaré. Dans cet esprit, je dédie cette cérémonie à l’Afrique tout entière, à sa diaspora, et aussi au grand homme qui vient de nous quitter, Nelson Mandela. »
Trois ans plus tard, c’est lui qui s’en va, emportant hors de notre vue sa silhouette prométhéenne, ses mains d’artiste et ses yeux pétillants de joie. Décédé le 1er décembre à Dakar, ses obsèques auront lieu mardi 6 décembre à Dakar, en présence du président sénégalais Macky Sall. Ousmane Sow avait conclu un pacte avec la terre, elle lui sera légère…
J.A