Ancienne ministre sous Senghor et Diouf, ancienne magistrate et actuelle présidente de la fondation Abdou Diouf Sport et Vertu, Maïmouna Kane est l’une de ces femmes valeureuses que compte le Sénégal. Avec Debbosénégal, elle a accepté de revenir sur une partie de son parcours, de faire le point sur le chemin parcouru par les femmes depuis son magistère et une lecture des passages au pouvoir des présidents Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall.
: Vous êtes parmi les premières Magistrates du Sénégal, quelles relations entreteniez-vous avec vos collègues hommes ?
En effet je fais partie des premières magistrates du Sénégal, et j’en profite pour rendre un vibrant hommage à une collègue de ma génération qui vient de nous quitter, Mme Mireille Ndiaye, qui était une amie et une très grande dame. En ce qui concerne les relations avec les collègues hommes, c’était des relations fraternelles basées sur le respect mutuel. Le rôle du magistrat n’est pas de diriger des hommes. C’est plutôt de juger des hommes et des femmes qui sont en conflit avec la loi. Donc les relations avec les collègues hommes étaient tout à fait normales et cordiales. J’ai meme été Présidente de l’Union des Magistrats du Sénégal.
: Avec Mme Caroline Faye Diop, vous aviez été les deux premières femmes ministres dans un gouvernement sénégalais. Comment appréhendait-on à l’époque la présence des femmes à de tels postes ?
Nous avons été les deux premières femmes membres d’un gouvernement. Mme Caroline Faye était chargée du Ministère de l’Action Sociale et moi-même de la Condition féminine. Je pense que le Sénégalais, par nature, est toujours perplexe et attend le résultat pour juger et se faire son opinion.
: Au sein du gouvernement, vos collègues hommes vous regardaient comment ?
Comme avec les magistrats, c’étaient des rapports fondés sur le respect mutuel, la cordialité et la fraternité.
: Était-ce aussi simple dans le management au sein du ministère que vous dirigiez ?
Oui vraiment, je n’ai pas eu de problème au contact des hommes. Il est vrai que dans mon jeune âge on, était dans des collèges où l’on était juste entre filles. Mais à partir de la 1 ère au lycée Van Vollenhoven, nous étions 3 filles dans la classe. Même chose en terminale. A l’université, de la première année à la dernière de licence, on était toujours 2 ou 3 filles perdues au milieu des garçons. On n’a pas eu de rapports particuliers, ni de heurts. J’étais tout à fait à l’aise. On peut exercer une autorité ferme sans avoir de rapport heurté avec ses administrés. Quand vous respectez tout le monde, on vous respecte.
: Dans le gouvernement, vous aviez en charge le ministère de l’Action Sociale. Aujourd’hui, on parle de ministère de la Femme et de la Famille. Quelle différence percevez-vous dans ces deux appellations ?
J’ai eu en charge le Ministère du Développement Social né de la fusion des ministères de la Condition Féminine, de la Promotion Humaine et de l’Action Sociale. Ce qui est important dans un ministère, ce sont les missions confiées plutôt que l’appellation. La femme a une position centrale dans la famille, donc a tous les échelons, on doit trouver l’élément féminin. Je pense qu’il n’y a pas un seul département où l’on ne doit pas sentir la présence féminine et la prendre en charge, à telle enseigne que nous avions conçu un plan de développement pour l’intégration de la femme afin que les problèmes féminins soient pris en charge au niveau des plans quinquennaux de développement.
Pour le ministère de la Femme que j’ai dirigé en premier, les gens étaient un peu perplexes au départ. Moi-même j’avais quelques appréhensions, puisque je quittais quelque chose que je connaissais pour faire un saut dans l’inconnu qui était un gouvernement. J’ai donc fait plusieurs tournées qui n’étaient ni politiques ni économiques, c’étaient des tournées de prise de contact et pour prendre en compte les préoccupations des populations. C’est ce qui nous a permis de savoir ce que les populations attendaient de notre département. Ainsi, quand pour les femmes rurales, les principales attentes consistaient à accéder à l’eau, à l’allégement des travaux féminins et avoir des activités génératrices de revenus, pour les femmes urbaines c’était plutôt d’avoir le même salaire que leurs collègues hommes pour le même travail, ce qui n’était pas du tout le cas à l’époque. Elles demandaient aussi la prise en charge de leur congé de maternité, en effet, ou elles travaillaient jusqu’au dernier moment, ou elles partaient et ne percevaient alors que la moitié de leur salaire.
Dans plusieurs fonctions, les femmes n’étaient pas admises non plus. Par exemple, elles ne pouvaient pas être diplomates, elles étaient écartées de tout ce qui était fonctions militarisées. Nous avons donc dû recenser ces injustices pour permettre aux femmes qui le désiraient d’accéder à ces fonctions.
: Mais aujourd’hui, on a l’impression que la mission assignée au ministère de la Femme est de faire de la propagande pour le parti au pouvoir. C’est devenu un poste politique. Suivant cette logique, pensez-vous qu’on arrivera à l’autonomisation des femmes ?
Ce qui est valable pour le président de la République l’est également pour les membres du gouvernement. On dit que le président élu est le président de tous les Sénégalais. Le ministre nommé doit aussi être le ministre de tous les Sénégalais et prendre en charge les préoccupations de tous les Sénégalais, et sans faire de distinguo. Vous savez l’électorat le plus important n’est pas politique, c’est des citoyens sénégalais qui élisent, donc il ne faut pas seulement faire appel aux militants mais plutôt aux citoyens. On ne peut pas interdire à un homme ou femme ministre de faire de la politique, mais dans l’action menée par le gouvernement il ne doit pas y avoir de discrimination. On le dit mais on ne le fait pas toujours.
: Est-ce que vos fonctions professionnelles vous permettaient de vous occuper de votre foyer ?
Bien sûr. J’étais déjà habituée parce que je me suis mariée l’année où j’ai eu mon Bac. Et quand je suis arrivée à l’université, je devais gérer ma famille et mes études. Et là ce n’était pas simple parce qu’avec les maternités gérer des bébés, était plus difficile que de gérer des enfants d’un certain âge plus tard. Mais c’est un problème d’organisation. Cela vous prend beaucoup de votre temps et quand vous commencez à prendre de l’âge, comme en ce moment, le corps vous rappelle que vous avez fait des excès dans le passé.
: Aviez-vous le soutien de votre mari ou était-il jaloux de votre notoriété ?
Ah non, pas du tout, au contraire j’avais tout son soutien. Lui-même était un ingénieur dans le secteur privé. Nous n’avions aucun problème. On se soutenait mutuellement.
: Vous qui avez connu des femmes politiques de la trempe d’Adja Arame Diène et de Fatoumata Ka, pensez-vous que la parité a apporté un plus aux femmes ?
Oui, la parité peut apporter quelque chose aux femmes, si les femmes savent en faire un bon usage, si également au niveau des instances de décision, on met des femmes qui sont capables de faire le travail qu’on attend d’elles. Adja Arame Diène et Fatoumata Ka étaient des battantes. Adja Arame Diène était député et a été la première à parler wolof à l’Assemblée nationale. Elle était analphabète, mais ne voulait pas être là comme une figurante. Elle marquait bien sa présence. La parité a son importance et je crois que les femmes se sont battues pour l’obtenir. Moi-même je les ai accompagnées pour cette parité. Le nombre est important, mais la qualité l’est encore plus.
: Pourquoi n’avez-vous jamais milité dans un parti politique ?
Parce que le magistrat n’a pas ce droit. Son statut lui interdit formellement de militer dans un parti politique. Maintenant, il y avait une loi qui prévoyait que quand un homme ou une femme était nommé ministre, quelle que soit la fonction qu’il exerçait, il avait une disponibilité pendant laquelle il pouvait faire de la politique. Moi, je n’ai pas utilisé cette possibilité offerte. Au moment où j’entrais dans le gouvernement, Senghor avait été clair. Il avait dit qu’il faisait appel à une politicienne et à une technocrate ; on avait fait appel à moi en tant que technocrate. Je n’ai pas voulu sortir de ce milieu et préférais rester membre de la société civile.
: Après avoir connu les magistères des présidents Senghor, Diouf et Wade, pouvez-vous nous dire lesquelles de leurs actions ont été les plus bénéfiques pour le pays?
Sous le magistère de Senghor, le Sénégal a accédé à l’indépendance, il a mis en place la République et ses institutions. C’était un président qui avait une très grande idée de sa charge. Il était très rigoureux. Il a mis en place des institutions solides et nous a permis d’avoir cette cohésion sociale.
Diouf a mis en place une Administration neutre et républicaine. Il lui fallait également jeter les bases de la démocratie. Vous savez, quand Senghor partait, il avait diagnostiqué la société sénégalaise et estimait que pour la politique, il ne devrait plus y avoir de parti unique, mais que quatre partis étaient suffisants. Il y avait même un cinquième parti qui frappait à la porte depuis longtemps (le RND de Cheikh Anta Diop). Et quand lors d’une audience privée je lui en ai parlé, il m’a dit : «Vous savez, nous autres Africains, nous n’avons pas le sens de la mesure. Entre un parti qui se réclame du socialisme, un du libéralisme, un du communiste et un de la droite, tout le monde peut s’y retrouver. Mais le jour où on laisse la porte ouverte, vous verrez ce que vous verrez.»
Je n’y croyais pas, et quand Diouf est venu, il a instauré la démocratie et le pluralisme politique et médiatique. Pour les partis nous en sommes aujourd’hui à plus de 200 ! Il a jeté les bases d’une Administration républicaine et a consolidé les institutions. C’est avec lui que les femmes ont pu accéder à la diplomatie, à la police, à l’armée, etc. Senghor avait mis en place le Code de la famille, Diouf a introduit une loi pour réprimer les violences faites aux femmes.
Wade, a beaucoup fait pour les femmes. Avec lui, c’est la parité pour les femmes, c’est aussi les infrastructures, même s’il y a eu quelques excès sur les coûts. C’est aussi sous le régime de Wade qu’il y a eu plus de femmes dans le gouvernement. C’est avec Wade qu’on les a aussi plus vues à des postes de responsabilité.
: Quelle lecture faites-vous de la gouvernance de Macky Sall ?
Pour Macky Sall, je dois dire que le membre des Assises nationales que je suis (Présidente de la Commission liberté, institutions et citoyenneté) et pour le membre de la Commission chargée de la réforme des institutions, je suis quelque peu restée sur ma faim. Mais il ne faut jamais être nihiliste. Il a réalisé des pas importants pour permettre l’autosuffisance des Sénégalais en riz. Il faut aussi saluer les efforts, pour lutter contre la pauvreté, l’allocation de bourses de sécurité familiale et, sur le plan de la santé, la couverture de la maladie universelle et le relèvement du plateau sanitaire dans certains hopitaux. Et il n’a pas encore fini son mandat…
: Est-ce qu’il y a une vie après des fonctions ministérielles pour une femme ?
Il y a une vie et pas seulement pour les femmes, mais pour tout membre d’un gouvernement. C’est également le cas pour les présidents de la République. Ce sont des fonctions qui ne sont pas appelées à durer Ad vitam æternam. C’est une parenthèse dans vos fonctions. Une fois que c’est terminé, vous retournez à la vie civile le plus normalement du monde. Quand je suis sortie du gouvernement, je suis retournée à la justice. J’ai été secrétaire générale de la Cour Suprême, présidente de section au niveau du Conseil d’Etat où j’ai pris ma retraite. Je dirige actuellement la fondation Abdou Diouf Sport vertu. Je suis membre de la société civile et continue de m’investir dans des actions citoyennes en tant que de besoin et je suis au service de mon époux et de ma famille.